Ce n’est pas une blague. «La situation est
critique, confie Cristi Godinac, président de la Fédération des
journalistes roumains MediaSind. Un groupe de députés du PDL (Parti
démocrate libéral) du président Traian Basescu a présenté un projet de
loi soumettant les écrits de presse au contrôle du Conseil national
audiovisuel (CNA). Tout journal commettant un article considéré comme
portant atteinte à la souveraineté nationale» sera censuré, voire
interdit, et passible de poursuites judiciaires. Pire, ajoute le
syndicaliste, selon ce projet de loi, «les journalistes doivent passer
un examen de qualification tous les trois ans et, restez bien assis, il
prévoit de contraindre les journalistes à subir chaque année un examen
psychiatrique pour déterminer s’ils sont en possession de toutes leurs
facultés pour continuer d’exercer leur métier» ! Alerté par le
syndicat, le Parlement européen a envoyé une lettre aux présidents de
l’Assemblée nationale et du Sénat leur recommandant d’empêcher un tel
projet. «Il n’y a qu’en Roumanie que les autorités pensent qu’avec la
crise le moment est désormais venu de donner le coup de grâce à la
presse», écrit le Jurnalul National, de centre droit, peu suspect
d’opposition au gouvernement. Au plan social, ce n’est guère mieux. En
deux ans, 6 000 journalistes et employés de presse ont été licenciés.
«Le patronat ne respecte même pas les contrats signés avec les employés
de presse. Certains veulent introduire plus de flexibilité dans le
métier», assure Cristi Godinac. Avec le soutien du syndicat, des procès
sont en cours pour «licenciement abusif» contre le journal Adevarul
et la télé privée Réalitatea. Quant aux médias publics, ils subissent de
plein fouet les mesures préconisées par le FMI, réduction des salaires
de 25% et compression des effectifs. «Alors qu’on est en
sous-effectifs, les départs de journalistes ne sont pas remplacés»,
explique pour sa part Argentina Traicu, directrice de l’agence
officielle roumaine de presse Agerpress. «On a déjà perdu
30 journalistes», ajoute-t-elle. Hormis les journalistes de la
télévision, pour la quasi-majorité, c’est plutôt la précarisation. «Ça
n’encourage pas les jeunes étudiants en journalisme à opter pour ce
métier», déplore-t-elle.
De plus, la presse écrite ne bénéficie d’aucune mesure de soutien, ni
directe ni indirecte. Soutenu par les syndicats et une partie de la
classe politique, MediaSind, 9 000 adhérents, membre de la FIJ
(Fédération Internationale des Journalistes), aujourd’hui à la pointe du
combat pour la liberté de la presse, veut contraindre les partis
politiques à adopter une loi d’aide à la presse.
Le plan de rigueur imposé par
le Fonds monétaire
international (FMI)
et l’Union européenne (UE) provoque
la colère et
la riposte syndicale. Même les policiers ont manifesté contre les
mesures de réduction de 25 % des salaires imposées par le FMI dans un
pays qualifié il y a peu d’« atelier
de l’Europe ». Bucarest
(Roumanie),envoyé spécial.
Bucarest, la ville de Vlad Tepes, dit Dracula, veut être à
l’image des autres capitales européennes. C’est du moins l’intention des
gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays depuis la chute du
régime de Ceaucescu, et notamment du fantasque président actuel, Traian
Basescu, qui entame un deuxième mandat depuis sa réélection contestée en
2009. Les vieux quartiers épargnés par la folie architecturale de
Nicolas Ceaucescu sont en pleine rénovation et la spéculation
immobilière bat son plein. Des boutiques franchisées s’ouvrent, des
banques occidentales, des entreprises françaises (Carrefour, Renault qui
rachète Dacia), allemandes s’installent dans ce pays qualifié
d’«atelier de l’Europe» en raison de ses coûts salariaux très bas
(300 euros en moyenne). Cette ouverture à l’Ouest, l’entrée dans l’UE,
sur fond de corruption ancrée au plus haut niveau de l’État (Bruxelles a
d’ailleurs adressé en juin dernier une mise en garde à Bucarest) ont
été suivies par un semblant d’essor économique. Les anciennes avenues
ternes de l’époque Ceaucescu laissent place à des artères animées. Les
nouveaux riches – souvent d’anciens apparatchiks – prennent possession
des vieux quartiers rénovés. Au volant de leurs berlines de luxe –
4 x 4, Mercedes, BMW, Audi, dont le prix équivaut à plus de dix ans de
salaire d’un ouvrier ou d’un employé –, ils étalent leur richesse sans
complexe. Des casinos – plus d’une centaine – se sont ouverts. La crise
qui frappe de plein fouet ce pays – le FMI lui a imposé une sévère cure
d’austérité – ne les a pas touchés. Quelques places de perdues pour
certains d’entre eux – c’est le cas de Dinu Patriciu, le plus riche – au
classement des milliardaires établi annuellement par le magazine
américain Forbes. Ces nouveaux riches, estimés à 300 individus,
détiennent entre 35 et 40 milliards de dollars, soit près du quart du
PIB roumain.
Pour la grande masse, y compris les couches moyennes, c’est le début
de la galère. La pauvreté est bien visible. Ces vendeurs à la sauvette
de tous âges sur la place de l’Unité nationale, qui proposent toutes
sortes de produits made in China ou ces mendiants aux abords des églises
en sont la parfaite illustration. «C’est pire dans certaines régions.
Vous vous rendez compte, la Bulgarie dépasse la Roumanie en termes de
revenus. On est devenu l’État le plus pauvre de l’UE», s’écrie Oana, la
cinquantaine, fonctionnaire au ministère des Finances. Durant deux
jours, lundi et mardi derniers, elle a fait partie de ces centaines de
fonctionnaires qui ont occupé le ministère des Finances en signe de
protestation contre la suppression de primes et autres avantages qui
complétaient des salaires ne dépassant pas, dans le meilleur des cas,
350 euros. Le ministère a reculé : les primes seront intégrées au
salaire à compter de 2011. Pour mieux sauter ? Sans doute.
L’austérité décidée par le gouvernement de centre droit du premier
ministre Emil Boc a provoqué un mécontentement comme n’en a jamais connu
la Roumanie depuis 1990. La crise, provoquée par l’éclatement de la
bulle immobilière, a entraîné une chute du PIB de 8% en 2009. Le taux
de chômage est passé de 6% en 2008 à 9% en 2009 pour atteindre les
15% en 2010, tandis que l’inflation a dépassé les 5% ! Le pays s’est
retrouvé en situation de faillite financière, contraint de recourir au
FMI. Et ce dernier ne s’est pas fait prier pour dicter sa loi. En
contrepartie d’une réduction de 25% des salaires et de la suppression
du 13e mois, de 15% des allocations de chômage, de la suppression de
plus de 100 000 postes de travail dans la fonction publique dès 2010,
sur fond de réduction des dépenses de santé et d’éducation, et d’une
augmentation de la TVA de 19 % à 24%, mesures qualifiées de
«réalistes» par le FMI, ce dernier et l’UE ont consenti une aide de
20 milliards de dollars répartis en plusieurs tranches. Objectif visé :
ramener le déficit budgétaire à moins de 6% fin 2010 contre plus de 9%
en 2009 !
Les résultats ont été catastrophiques. En réalité, «le revenu des
Roumains a reculé de 40% », assure Carmen Ionescu, une des responsables
de la Confédération des syndicats démocratiques de Roumanie (CSDR),
rencontrée au siège de son organisation. «450 000 emplois ont été
détruits rien qu’en 2009», indique de son côté Bogdan Hossu, le
président du syndicat Cartel Alfa, l’une des cinq confédérations
syndicales roumaines. Qui plus est, «sept milliards d’euros ont quitté
la Roumanie pour les paradis fiscaux», accuse-t-il ! Aucun secteur
n’est épargné. «En un an et demi, 30 000 postes d’enseignants ont été
supprimés», explique Simon Hancescu, professeur dans le secondaire et
vice-président de la Fédération syndicale libre (78 000 adhérents).
«1 300 écoles ont déjà été fermées et le gouvernement prévoit d’en
fermer 1 700 en 2 011. Dans la campagne, la situation est plus
dramatique. Sous prétexte qu’il n’y a pas assez d’enfants, des écoles
sont fermées et on oblige les parents à les envoyer à plus de 10km de
leurs foyers. Or ces parents n’ont pas les moyens d’envoyer leurs
enfants si loin. De plus, faute d’argent – ce sont des communes
pauvres – les municipalités ne peuvent pas financer le transport des
enfants», ajoute-t-il. «À terme, la Roumanie est menacée par un retour
de l’analphabétisme», prévient-il. Outre la réduction des postes
d’enseignants, Simon Hancescu ajoute que les salaires sont tellement bas
– 150 euros en début de carrière – que des jeunes enseignants préfèrent
prendre des congés sans solde de longue durée pour aller travailler en
Allemagne pour une ou deux années afin de mettre un peu d’argent de
côté, avant de revenir !
Pointant du doigt cette précarisation de l’emploi, Carmen Ionescu
fait observer que des milliers de salariés qui avaient souscrit des
prêts bancaires pour acheter leurs logements se trouvent aujourd’hui
sous la pression des banques : « Ils sont contraints d’abandonner leurs
logements parce qu’ils ne peuvent pas rembourser », déplore-t-elle !
Comme d’autres salariés, les enseignants ripostent. Des piquets de
protestation sont présents devant le ministère de l’Éducation, après une
manifestation – la première du genre en Roumanie – qui a rassemblé plus
de 8 000 enseignants le 5octobre devant le siège de la présidence de
la République. Et Cristiana Anghel, enseignante dans la ville de
Caracal, à 250km de Bucarest, fait l’actualité. Elle en est à son
58e jour de grève de la faim. Réponse d’un dirigeant du Parti démocrate
libéral : « Même s’il y a un millier de grévistes de la faim, ça ne
changera rien !»
Le secteur de la santé n’est pas en reste. À en croire les
syndicalistes de la CSDR, il est dans une situation lamentable. Des
équipements vétustes faute d’investissements. Des malades contraints
d’acheter leurs médicaments, y compris des seringues et autres produits
nécessaires pour une opération chirurgicale. «Un médecin stagiaire
gagne à peine 200 euros par mois. En fin de carrière, le salaire dépasse
rarement les 500 euros. Résultat : des équipes entières – médecins et
infirmières – émigrent vers l’Europe de l’Ouest comme cela s’est passé
récemment à l’hôpital Marie-Curie de Bucarest », déplore Carmen Ionescu.
Les médecins se mobilisent et ont entamé plusieurs actions.
Le mécontentement a même gagné les policiers roumains. «Du
jamais-vu», dit-on à Bucarest. À l’appel de leur syndicat, plusieurs
milliers de policiers ont manifesté devant le siège du gouvernement,
place de la Victoire, contre les mesures d’austérité. Bien plus, ils ont
jeté leurs casquettes, fait la grève des amendes et de la circulation, à
la grande joie des automobilistes, mais pas du président Traian Basescu
qui a estimé qu’ils ont «sapé l’autorité de l’État». Rien que ça ! Et
pire, cette manifestation a provoqué la démission du ministre de
l’Intérieur, Vasile Blaga.
Ironie de l’histoire, alors qu’une délégation du FMI se trouve à
Bucarest pour faire le point sur le plan de rigueur imposé à ce pays, à
la surprise générale, le Parlement a voté mardi soir un taux de TVA de
5% pour les aliments de base (viande, pain, lait, sucre, huiles
végétales) au lieu des 24% initialement prévus. «Une erreur», a
expliqué Mircea Toader, le chef du groupe parlementaire du Parti
démocrate libéral (majorité), qui, a-t-il ajouté, sera corrigée.
D’autant qu’un membre de la délégation du FMI a vite jugé que ce n’était
pas «une bonne mesure» ! Décodé : le gouvernement d’Emil Boc doit
vite corriger le tir s’il veut percevoir la tranche des 20 milliards de
dollars d’aide que le FMI lui a consentis !
Il n’en reste pas moins qu’après les manifestations qui ont eu lieu
en septembre et en octobre, les cinq organisations syndicales – Cartel
Alfa, la Confédération nationale des syndicats libres de Roumanie, la
CSDR, le Meridian, le Bloc national syndical – qui ont constitué un
«comité de crise», préparent un grand meeting aujourd’hui à Bucarest
sur la place de la Victoire. Des mesures radicales sont envisagées pour
faire reculer le gouvernement. Ils appellent déjà l’opposition
parlementaire à les soutenir. «Il faut faire comme les salariés de
Renault-Dacia en mars 2008 qui ont obtenu 34% d’augmentation ou faire
comme en France. Rien n’est impossible», explique une enseignante
syndicaliste.
À cette situation critique se greffe une crise politique.
L’opposition – le PSD (social-démocrate) et le Parti national libéral
ont boycotté plusieurs séances du Parlement. Mieux, ils ont déposé une
motion de censure en escomptant débaucher quelques députés de la
majorité pour faire chuter le gouvernement et provoquer de nouvelles
élections.
Hassane Zerrouky